Sherpa : lettre ouverte à madame Michèle Alliot-Marie, Ministre de la justice / Politique
Paris, le 12 février 2010
OBJET : Avant-projet de loi sur la procédure pénale - Plaidoyer pour la défense des intérêts collectifs de la société
Madame le Garde des Sceaux,
A quelques semaines de la présentation de l'avant-projet de loi sur la procédure pénale, nous souhaiterions attirer votre attention sur les conséquences que pourrait entraîner la future réforme de la procédure pénale sur la défense des intérêts collectifs de la société.
Nous sommes en effet extrêmement préoccupés par l'absence de toute mention de l'action civile des associations dans le rapport Léger et, sans préjuger de l'issue de vos travaux, nous craignons que l'avant-projet de loi sur lequel vous travaillez actuellement ne parvienne pas à dissiper nos inquiétudes.
A circonstances exceptionnelles, réponses exceptionnelles. Réservée dans un premier temps à la victime individuelle, ce droit exceptionnel pour une partie privée d'initier des poursuites pénales a progressivement été étendu sous le double effet de la jurisprudence (notamment européenne) et de la loi à des groupements privés (syndicats, ordre professionnels, associations). Ce droit, dont nous avons récemment célébré le centenaire, se présente comme un garde fou à la toute puissance du ministère public : il s'agit de faire en sorte qu'il ne 'pourra jamais advenir qu'un citoyen fasse à la justice un appel qui ne soit pas entendu'.
Alors même que la réforme de la procédure pénale aurait dû être l'occasion de mettre à plat le régime de l'action civile des associations, les auteurs du rapport semblent l'écarter définitivement.
Qui mieux que les associations peut assurer la défense des intérêts collectifs dans une démocratie respectueuse de la société civile? Il s'agit par exemple des cas d'atteintes à l'environnement, des infractions traduisant un manquement des autorités publiques à leur devoir de probité (prise illégale d'intérêts, détournements de fonds publics, corruption '), des affaires de santé publique ou encore de celles touchant à la sécurité sanitaire et technologique' Dans de telles situations, ce ne sont pas les intérêts d'individus particuliers qui sont lésés mais ceux de la collectivité dans son ensemble de sorte qu'il est difficile (voire impossible dans certains cas) d'individualiser les victimes ou difficile pour elles de se mobiliser ab initio.
Faute de victime individualisée ou individualisable en mesure d'exercer un recours utile, comment sera-t-il possible de surmonter l'éventuelle réticence du parquet à poursuivre ? Ce risque d'inertie n'est nullement irréaliste comme on l'a vu dans un certain nombre d'affaires qui ont défrayé la chronique. L'affaire dite des Biens Mal Acquis (BMA) en constitue la meilleure illustration puisqu'il y est très précisément question du combat mené par des associations pour défendre l'intérêt collectif en dépit de l'hostilité du parquet.
Nous pensons qu'il est dangereux et inéquitable de laisser à la seule discrétion du parquet la défense de l'intérêt collectif alors même que ce dernier est étroitement subordonné à l'exécutif et, qu'en vertu du principe d'opportunité des poursuites, il a la possibilité de procéder au classement sans suite d'une affaire quand bien même les faits dont il est saisi constituent bel et bien une infraction pénale.
Or, jusqu'à présent, les réponses que vous avez apportées sur ce point précis de la réforme ne nous paraissent pas convaincantes.
Dans le discours que vous avez prononcé le 4 janvier dernier à l'occasion de la rentrée solennelle de l'Ecole de Formation du Barreau (EFB), vous avez indiqué que dans les cas où n'y a pas de partie pour contester la décision du procureur, par exemple dans le cadre de certaines infractions qui touchent une collectivité publique, « tout citoyen [pourrait] contester la décision de classement du procureur ».
Si cette solution venait à être retenue, il ne s'agirait selon nous que d'une mesure en trompe l'oeil puisque son champ d'application serait doublement limité :
S'agissant de son champ matériel, cette mesure restera vaine si, comme le prévoit le rapport Léger, le recours contre les décisions de classement du parquet n'est possible qu'en matière criminelle (et ce, alors même que les décisions de classement sont rares en pareille hypothèse). Cette mesure n'aura de sens que si, dans le même temps, on étend la possibilité de recours aux contentieux délictuel et contraventionnel qui représentent la part la plus importante des classements sans suite;
En ce qui concerne son champ d'application territorial, nous pensons que cette action ne devrait pas être limitée à la seule défense des intérêts des collectivités publiques françaises. Dans un monde globalisé où le champ des activités dommageables dépasse celui de nos frontières, il est impensable qu'une infraction commise par des français à l'étranger ou réalisées sur le territoire français au préjudice d'intérêts collectifs étrangers ne puisse faire l'objet de poursuites devant nos juridictions pénales. Or, comme l'illustre l'affaire des BMA précitée, en ce cas, les associations constituent le relais naturel entre les populations victimes et les juridictions répressives.
Pour toutes ces raisons, nous pensons que toute association régulièrement déclarée devrait pouvoir déclencher des poursuites pénales aux fins de défendre les intérêts collectifs qu'elle s'est assignés, pourvu que son action soit corrélée avec les faits dénoncés et ce, dans le souci d'éviter les procédures abusives.
Nous rappelons que déclencher l'action publique n'est pas exercer l'action publique ; que dès lors, exception faite des réserves évoquées précédemment, il ne devrait pas y avoir d'obstacle à l'action des associations devant les juridictions répressives dans toutes les phases de la procédure à venir.
Restant très attentifs aux suites que vous voudrez bien donner à cet appel, nous vous prions de croire, Madame la Ministre, à l'assurance de notre plus haute considération.
William Bourdon,
avocat au barreau de Paris, Président de l'association Sherpa